Y'a un type, il m'a dit que ce serait pas con de mettre ce texte ici, même si certains l'ont déjà lu.
J'me suis dit que c'était pas bête, puisque finalement, oui, c'est un genre de photo de la Lorraine, mais avec des mots.
Y'a plein de trucs qu'on ne comprend entièrement que si on est Lorrain. Comme quoi, être Lorrain, ça veut dire quelque chose. Et en même temps, c'est ouvert à tous... comme quoi, être Lorrain, ça veut pas dire grand chose en même temps.
Alors aujourd'hui'hui, bah c'est lecture. On reprend les images demain!
Go.
C’est une soirée de fiançailles. En Lorraine. Tout ce qui fait que c’est en Lorraine et pas ailleurs. Tout ce qui fait que ça pourrait aussi être n’importe où ailleurs. Tout ce qui fait que c'est chouette ou pas. Tout ce qui fait qu'il est bon au milieu des grands discours de retrouver celui des gens, tout simplement. Même con. Dès fois. Pas toujours.
« _Moi j’habite à Crévic.
_Crévic ?
_Ouais, Crévic, souvent, les gens voient pas où c’est…
_Moi j’ai un bon copain qui habite Rosières-aux-Salines. Et la famille a son caveau à Rosières… je connais Crévic surtout à cause du bar-tabac qui reste ouvert tard le soir. C’est le seul à des kilomètres à la ronde.»
Pas de réponse. S* ne doit pas le fréquenter. Il vit dans le lotissement du village. Je l’apprendrai par la suite. Ceci explique cela. En plein dépit, je me tourne vers une personne connue, précédemment passive mais attentive.
« Si, le bar de Crévic, c’est un truc chelou ouvert super tard même en semaine, en pleine cambrousse comme ça, et mon pote K* y va acheter des clopes à 11 heures du soir… souvent on squatte un peu avec les mecs sans âge qui sont là et qui boivent un demi, la bouche à moitié ouverte, à moitié bavante, en silence, devant la télé…. ».
Me demandant ce que je vais dire maintenant, je me raccroche poliment aux autres conversations en cours.
Bon, grand silence, au début. Puis, dans l’assistance, A* est militaire; alors sa femme, S*, parle de sa mutation à venir. Pour le moment, ils sont à Strasbourg, après avoir été dans le sud, puis en Franche-Comté, au gré des régiments. Beaucoup rient sur une probable –et manifestement non-souhaitée- mutation dans le Nord. J'évoque la débilité consumériste des mécanismes sur lesquels joue la grosse daube (curieux que Will Smith joue pas dedans tellement c'est d'la merde) "Bienvenue chez les Ch'tis." On évoque ensuite assez vite, puisque je suis le seul à huer ce film à la table, le tout aussi sinistre –militairement parlant- Valdahon, mais S* enchaîne, vantant Besançon, arguant du fait que c’est l’endroit qu’elle a préféré après l’actuel Crévic. Devant son Jules et ses gamins, dire le contraire eut été refroidissant. Les convenances vont bien. Je renchéris un peu.
La Franche-Comté, Besançon, et la région entre cette ville et Pontarlier, me laissent de très beaux souvenirs autant dans les gambettes que dans l’imaginaire et les papilles. La vallée de la Loue, Ornans, Vuillafans, Echevannes et la mère Poulet, autant de noms amicaux… mais l’évocation tourne court. On revient sur le militaire. On évoque le funeste destin des femmes de paras de Dieuze, condamnées aux réunions lénifiantes de femmes uniformes, pendant que les gars sont en cours de trouage de peau uniforme du côté de Kaboul… S* nous affirme que son mari et elle ont justement voulu éviter cette vie en vase clos et vivent « en civils » pour ne pas être obligés de fréquenter les familles de militaires toute la journée. Elle nous raconte leur époque à Phalsbourg, quand ils vivaient dans un des pavillons réservés aux embrigadés, les surveillances interminables des femmes d’officiers sur les femmes de sous-offs ou de troufions, les relations d’angoisses partagées qui ne font qu’entretenir la faiblesse de ceux et celles qui restent quand les Jules partent au feu, à Kaboul, en Côte d’’Ivoire, à l’époque… car oui, ma bonne dame, la guerre n’a pas changé bézef depuis l’âge de pierre, globalement, elle continue de tuer et de mutiler.
Quelqu’un sort la vanne de « en tous cas t’es sûr de pas être muté à Metz ! » et ça rit. Y compris les Mosellans de la salle. Mais c’est des Mosellans de l’Est, alors Metz, ils s’en foutent un peu.
A ce propos, goûtant et n’aimant pas le foie gras au chocolat, j’interpelle D*, sympathique soûlot devant ce crétin d’éternel.
« Hey, tu te souviens au mariage de B*, les tartines grillées, avec le foie gras fondu à la poêle et les œufs de caille par dessus ? »
Bien sûr qu’il se souvient. On s’est bien gavés ce jour-là. Il m’évoque les putain de saucisses frites qu’on s’ingurgitait entre deux picons. Je réagis au quart de tour.
« Y’a pas, hein, c’est que chez les Mosellans de l’Est et les Alsaciens qu’on bouffe bien comme ça ! ».
Après… faut dire que B* est du coin de Dabo, et à chaque fois que j’ai été à un mariage, un foutu baptême, une connerie de communion ou une fête de famille par là-haut, bon dieu, qu’est-ce qu’on bouffait bien ! Et beaucoup ! Et gras ! En écoutant les débats politiques incompréhensibles en Platt par les vieux, débats d’où émergeaient au milieu de ce gloubilboulga rude à mes oreilles de trop délicat Nancéen des « Ségolène » et « Nicolas » rageurs… Mais j’en garde un si bon souvenir… des saucisses aussi. Du picon aussi. Le picon… aaaaah, toute une culture, le picon… si bien assimilée par l’ensemble des Lorrains…
Mais que ça cause Moselle de là-bas, bon, d’accord, mais y’a pas besoin d’aller si loin. Le gars de Crévic, S*, il me raconte qu’il est de Chaligny au départ. Chaligny. Ce joli coin au bord de la Moselle. Alors du coup, comme le gaillard a la quarantaine, ça cause encore. Même que la famille de l’un de mes meilleurs potes, qui est de Neuneu, bah il la connaît. Peu de gens ne les connaissent pas, d'ailleurs, ils sont pas discrets discrets, et si ce n’est pas personnellement, c’est au moins de réputation qu'on entend parler d'eux, entre Messein, Neuves-Maisson, Pont-Saint-Vincent, Chaligny, Chavigny, ce petit coin de Lorraine qui peut vivre seul s’il le veut, qui est un pays à lui tout seul…
« _Chaligny ? Alors t’as connu l’époque des hauts-fourneaux à Neuves-Maisons ?
_Oui, je m’en souviens bien, c’était très animé. Puis j’ai connu le creusement du canal…
_Le calibrage de la Moselle ?
Flottement…
_Non, enfin oui, le canal, quoi. Avant y’avait un terrain de sport là, avant qu’ils creusent. J’y allais toujours. Maintenant il est de l’autre côté des cités de la Plaine, près de l’Intermarché. Mais à l’époque, il était là où y’a le canal maintenant… quand ils ont creusé, ça faisait des sablières immenses, on allait jouer là-haut… »
Le discours se perd. Il émerge à nouveau au détour d’une part de tourte. Il me parle d’une maison qu’il a toujours voulu acheter à Chaligny. Mais qui n’a jamais été mise en vente, quoiqu’inoccupée. On sent pointer le regret. On se ressert du Champagne.
On fête des fiançailles au fait. Entre une Nancéenne ou peu s’en faut, et un Mosellan, du Saulnois.
De l’autre côté de la table, ça cause religion. Une nana de Laneuveville-Devant-Nancy évoque pour je ne sais quelle raison ses collègues de boulot « presque tous Mosellans ». Donc, qu’elle les croyait presque tous protestants. Parce Mosellans, c’est pas loin d’Alsacien, donc d’Allemand. Donc de Protestant. Qu’elle dit. La banlieusarde nancéenne qu’a pas vu grand chose d’autre dans sa vie. E* réagit. Elle est du coin de Dieuze. Que bah oui, on croit ça mais chez nous par exemple, les gens sont plutôt catholiques. Moi je fais mon malin, et je précise que oui, mais qu’à Dieuze, elle est encore chez les Romans, à un poil de cul près, mais quand même. Je ris à moitié tout seul. J'en rajoute une couche et précise dans ma mesquinerie que lors de la tempête de 1999, y’a bien que le clocher du temple Protestant qui s’est pété la gueule à Dieuze, que c’est bien un signe que Dieu a envoyé pour revendiquer le fait que Dieuze est dans l’aire culturelle romane et non germanique. Donc catholique. M*, le fiancé, du coin de Dieuze aussi, se bidonne. Moi je me demande encore pourquoi j’ai raconté ça., c'était moeyn drôle en fait. Les Mosellans de la table se taisent. Les Nancéens se taisent aussi, mais juste parce que la référence semble leur échapper. Ou le second degré, peut-être.
On repart sur le canal. Du Faubourg des III Maisons à Nancy jusque Laneuveville, en vélo, la piste cyclable. Enfin, on en parle, on le fait pas. On se raconte qu'on peut faire ce trajet d’une manière fort agréable, sans croiser la moindre route. Le long du canal. Quelqu’un m’apprend que les négociations entre la CUGN et les VNF furent épiques pour l’aménagement de l’ancien chemin de halage. J’ajoute que quoiqu’il en soit, c’est grâce à cette piste cyclable que j’ai connu toutes les anciennes maisons d’éclusiers si isolées entre Laneuveville et Messein, au bord de l’eau, jolies comme tout et que j’envie passablement. Que c’est aussi en maraudant en bécane par là-bas que j’ai découvert le bled Lupcourt, qui en dehors de son fort joli nom, m’a plu à mort. Mon pizzaiolo favori y habite, d’ailleurs, bien qu’il officie à Maxéville.
S* finalement connaît mal Crévic où il vit. On sent comme il reste attaché à son bassin de Neuves-Maisons, son Chaligny, son Maron, son Sexey. On sent, même s’il ne le dit pas, qu’il ne sent pas chez lui à Nancy où il bosse. Ni chez lui à Crévic où il vit. C’est pas sa vallée. Il préfère les champs inondés de Pont-Saint-Vincent aux champs inondés de Lunéville. Y’a quoi ? Trente ? Quarante bornes ? Bah il n’empêche que c’est pas chez lui. C’est bizarre. On le sent déraciné, dans le même département.
Je note pour plus tard qu’il faut penser à flinguer les amateurs de flexibilité et de mobilité. Mais y’a des années que je le note, remarque. D’ailleurs, pour préciser, ce ne sont pas tant les amateurs de ceci qu’il faut flinguer (ou pendre), que ceux qui parmi eux reprochent aux gens qui ont un univers de ne pas vouloir le quitter.
Le père D*, le plus ou moins patriarche, sort la Quetsche. Au début, je crois que c’est de la mirabelle. Après ce qu’on a bouffé, avec le café, ça va aller tout seul. Même s’il est largement temps de se casser. Mais, que je dis en m’adaptant comme un chacal, « après, bon, si vous sortez la mirabelle –il me corrige en faveur de la quetsche-, c’est mon devoir de Lorrain que de la goûter ».
Bah voyons.
Un peu jeune, on sent quand même le fruit. Nez trop fort, goût correc’. Je dirais.
Les conversations vont bon train, dans le fond. Y’a des mômes dans l’assistance qui déballent leurs cadeaux. Oui, leurs cadeaux, parce que c’est la Saint-Nicolas et qu’en Lorraine, mais en Belgique aussi, en Wallonie, disons, la Saint-Nicolas est souvent, au sein des familles, aussi importante que Noël. Même dès fois plus. A* nous explique que des amis à lui viennent demain voir le défilé à Nancy depuis Namur « parce que la Saint-Nicolas, c’est à Nancy que ça se passe ». On rigole un peu encore sur le mode clanique, les Mosellans de l’Est et les Nancéens, on se taraude gentiment. Tout le monde est d’accord quand même pour faire des blagues sur Metz. Je le note. C’est marrant. Curieux, quoi, comme des accointances improbables, même planquées sous le vernis humoristique, font surface, quand Mosellans orientaux rient de leur capitale avec celle des Nancéens, qui est administrativement la même, bien que les Nancéens, même inconsciemment, restent persuadés qu’en Lorraine, il n’y a pas d’autre ville que Nancy.
En tant qu’antédiluvien Nancéen, je sais de quoi je parle, je connais ma bêtise par cœur… comme si je l’avais faite…
C’est une soirée en Lorraine. On évoque les castors qui paraît-ils sont remontés des Vosges le long de la Moselle depuis Charmes ou Bayon, on sait plus trop, jusque Pont-Saint-Vincent. On boit des coups. On parle de Pulnoy. On se dit que vraiment, la route de Sarrebourg, elle est dangereuse, que c’est dommage que Blâmont ne soit pas mieux desservie, on parle un peu de forts et de champs de bataille, Manonvillers, Bois-Bourrus, Liouville, Frouard et autres forts de l’Est qui ont cessé depuis un siècle de garder une frontière qui heureusement n’existe plus et tombent dans l’oubli, truffant nos bois de vestiges sinistres et beaux, à la fois. Nos bois écorchés vifs encore de presque quatre siècles de conflits militaires que l’Europe a trouvé malin de venir faire chez nous… ‘fin, chez nous, entre autres, bien entendu… n’empêche que dans certains coins de la Lorraine, bah les cimetières militaires, y’en a à tous les villages et ça fait partie du décor.
Quelqu’un parle du déterrage de l’affaire Grégory, pis ça rigole… pis on parle du feu d’artifice de la Saint-Nicolas dans la plupart des communes de taille raisonnable en Lorraine. Pis bon. Faut y aller. J’étais pas à fond dans mon élément. Vraiment pas. Déjà, des fiançailles, bon, je savais même pas que ça existait encore. Mais je vais être témoin. Et parrain de la bout' eud’choute qui va arriver incessamment sous peu. Alors forcément j’étais là.
J’me disais en rentrant, dans le silence de la voiture, la tête brumeuse de vin, de champagne et de bouffe, la nuit au fond des yeux, que je hais les gens qui sont fiers de leurs origines, qui confisquent aux autres leur identité pour la graver dans la cire, la rendre immuable, et donc morte.
Mais que j’ai une grande tendresse, et une grande affection pour ceux qui l’ont intériorisée et la manifestent sans s’en rendre compte, l’expriment avec liberté, licence, et légèreté, sans jamais se formaliser. Ou pour la forme, juste parce que c’est en eux. Et qu’il n’en font pas grand cas. Juste que c’est leur univers et c’est tout, avec ses joliesses, avec ses mochetés. Qu’ils l’aiment ou le haïssent. C’est chez eux quand même, quoi. Sans lyrisme. Sans rien demander de plus.
Ils sont Lorrains. Je me sens comme ça aussi. J'aime sans prétention. J'aime parce que c'est comme ça. Et le reste m'importe peu. J'ai assez confiance en ce que je suis, en ce que je crois, en ce que j'aime, pour ne pas avoir besoin de m'en frapper le torse comme un gorille. Tout le reste, la promotion de la région à deux balles, n'est autre que vaine et pathétique tentative de raccrocher les wagons de la grande lutte compétitive ultra-libérale. Je préfère disparaître que de m'abaisser à y participer activement, et trahir ce que je suis, ce que je crois, ce que j'aime.
J’aurais pu être Malien, ou Laotien, ou Canadien, ou Australien, peut-être Parisien. Et je suis convaincu que j’aurais aussi aimé l’être, dans tous les cas.
Allez, Louis Mairet, je te laisse encore la parole, toi qui écrivais avec sagesse, dans l’horrible tourmente, en plein juillet 1916, alors que commençait la boucherie de la Somme :
« La voilà donc ouverte cette nouvelle course à la mort. Un nouveau charnier prend place dans une illustre lignée. Combien de blonds Tommies rasés, de rudes paysans de nos campagnes vont encore rendre leur corps à la terre et leur âme à Dieu ! Et pour quelle chimère ! Savent-ils pourquoi ils se battent ?… Pour l’Alsace-Lorraine ?… Qui croit encore que l’Europe est en feu pour ce lopin de terre ? Se battent-ils pour la patrie ? Ils ne la connaissent point. Les idées générales restent inaccessibles au vulgaire. Prenez cent hommes du peuple, parlez-leur de la patrie : la moitié vous rira au nez, de stupeur et d’incompréhension. Vingt-cinq autres nous diront qu’il leur indiffère d’être Allemand ou Français, que le nom ne change rien à la chose, que dans tous les pays les forts vivent sur les faibles, qu’ils ne connaissent pas cette patrie au nom de laquelle on tue, et on meurt, et que la patrie, s’il y en a une, c’est là où l’on vit bien. Le reste, entraîné dans le mouvement individualiste, renie un préjugé qui associe la personne au groupe, qui étouffe son libre développement, qui lui impose le danger, la mort, au profit d’une société de gavés. »
Crève le nationalisme. Crève la fierté des racines. Crève le patriotisme.
Et réhabilitons la notion de classe sociale. Car « dans tous les pays les forts vivent sur les faibles, [qu’] ils ne connaissent pas cette patrie au nom de laquelle on tue, et on meurt, et que la patrie, s’il y en a une, c’est là où l’on vit bien ».
Connaître, étudier et aimer ses racines n’empêche pas de penser autrement qu’avec ce con de sang, cette bêtise de fierté généalogique, cette foutue saloperie de drapeau que personne sauf les dominants ont choisi. Dans ces conditions, à bas le drapeau, quelle que soit sa couleur…
Et c’est un Lorrain avec quatre siècles d’ascendants paternels et maternels locaux –oui, un genre de consanguin- qui vous l’affirme !
Tous ces sentiments si ambivalents liés à la naissance, à l’origine, aux racines sont d'abord des affaires personnelles, et ne peuvent se résumer à l’égide de la fierté nationale, lorraine, française, ou quelle qu’elle soit. Le penser est faire insulte et honte aux individus distincts, complexes et paradoxaux que nous sommes tous et toutes!
2 commentaires:
Tu m'en veux pas si me sens plutôt grec en ce moment ? (cela dit, toi aussi un peu, chuis sûr). Mais je reviens bientôt...
(et putain de texte qui cause violemment quand même...)
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