mardi 17 août 2010

L'ancien cimetière des III Maisons

Le 1er mars 2010 commençait la fouille du cimetière des III Maisons par l'INRAP, sur le site de l'ancienne imprimerie Berger-Levrault, détruite peu de temps avant. Le 5 juin, des portes ouvertes étaient organisées, malgré la chaleur, la configuration des lieux, complexe, et les plaintes déplacées de certains visiteurs un peu bas du casque, en fin d'après-midi.


Les morts, eux, étaient plutôt discrets. Le cimetière a été ouvert en 1732 à la demande des paroissiens de Saint-Epvre. C'est donc sur ce terrain au pied des fortifications restantes, à l'angle des futures rue des Glacis et rue Jean Lamour, que le cimetière prend place. Il sera fermé en 1842, et les morts transférés en partie au nouveau cimetière de Préville. Beaucoup resteront là, les familles n'ayant pas les moyens d'organiser le déplacement des morts, ou ceux-ci ayant été déjà purement et simplement oubliés. Après trente ans d'abandon, l'imprimerie Berger-Levrault, transférée d'Alsace suite à la défaite de 1871, vient s'installer sur le terrain.

Le cimetière, par un simple calcul statistique, contient, ou a contenu environ 10 000 sépultures, ce qui en fait un lieu d'une importante densité funéraire. On trouve plusieurs couches de sépultures, dont certaines se sont affaissées les unes sur les autres à la rupture des cercueils (quand il y en avait).

Mais rien de sensationnel: on a toujours su qu'il y avait un cimetière ici. Les plans l'indiquent, les registres paroissiaux aussi, et la mémoire fonctionne quoiqu'on en dise, en particulier chez les anciens de Berger-Levrault. Ce que l'on ne savait pas, c'est ce que l'on trouverait en commençant à décaper, l'étendue des vestiges, l'état des sépultures dans leur ensemble, l'état de conservation des corps... ici, plus de choses techniques et moins de causeries venteuses.

C'est curieux, quand même, de se tenir là, au milieu de son quartier, et de voir tous ces gens, là, qui vivaient ici avant moi. Enfin, ici... en Vieille ville, quoi, le quartier voisin. De les imaginer. Tout simplement. De se dire, alors que les tombes s'alignent sous le soleil brûlant, que ces morts "voient" passer au-dessus d'eux l'hélicoptère de l'hôpital central, après être restés au moins 170 ans dans l'obscurité. Et s'ils voyaient vraiment ça? Que croiraient-ils?

Et puis j'ai aussi pensé que ces gens, on ne les voit ici que comme des sujets de curiosité, des sujets d'étude, presque des monuments de pierre, qui n'a jamais été animée. Et puis dans la tête, ça va très vite. 1732-1842. Bien. Soudain, il était possible de faire un lien avec mes aïeux de Dabo et Schaeferhof. Je connais le nom de ceux qui vivaient sous le même ciel que ces gens-là, dans le cimetière. Je connais leur profession, pour certains. Je me les représente non comme des cadavres, non, mais comme des gens vivant leur vie, j'essaye de reconstituer mentalement quelque chose, quelque chose de faux, bien sûr, mais quelque chose de vivant.

Comme le Jacques Ramm, là, né à Dabo en 1811, qui était voiturier, bah il travaillait en même temps qu'on enterrait certains des corps que je vois ici. Le genre de chose que je me disais. On va rire, mais ça te fout une sacrée et attachante proximité avec ces gens. Wells n'aurait pas "inventé" la machine à explorer le temps, je déposerais le brevet au nom de tous nos cerveaux. On ne fait pas meilleure machine, aux possibilités infinies...

Alors tu te mets aussi à imaginer cette imprimerie qui travaillait au-dessus de tous ces morts. Les caves de l'imprimerie, juste au-dessus de leurs têtes. L'imagination à fond de train, et le reste, tous ces autres morts toujours invisibles entre le boulevard Charles V et la rue des Glacis. La fouille ne recouvre pas la moitié de la plus grande superficie du cimetière, et seules quelques centaines de tombes sont fouillées sur plusieurs milliers de sépultures. Bon dieu, mais qui se cache encore sous nos pieds?

Au final, ça m'a beaucoup marqué, cette visite, ça laisse songeur. Vraiment songeur. On aimerait vraiment bien leur parler, on a envie de leur dit "bonjour" et puis "au revoir". On le fait en pensée. On a en commun d'avoir vécu ici, ce n'est pas rien. Ça ne nous autorise à rien, contrairement à ce qu'on veut nous faire croire en ce moment à la tête de l'Etat, ça ne fait pas de nous plus que le tout nouveau venu, parce qu'il faut bien arriver un jour. Et quand il arrive, le nouveau venu, il vit ici. Il a donc tout de suite quelque chose en commun avec ces gens morts, par définition. Automatiquement. Il faut peut-être juste lui dire, sinon il risque de ne pas le savoir. Plutôt que de lui expliquer l'inverse, comme on le fait en ce moment, encore. Parce que finalement, ce qu'on a en commun avec ces morts, c'est pas d'avoir vécu ici, c'est d'avoir vécu tout court. De vivre. La vie. C'est ça qu'on a en commun avec les morts.

Bon bah m'sieur dames du cimetière, j'vous dis à un d'ces jours. Le plus tard possible, hein, mais fatalement à un d'ces jours. D'ici là, portez-vous bien! Et escuzez pour la philosophie de comptoir, là, au-dessus. J'espère que ça vous a pas trop incommodé...

Merci aussi aux archéologues et anthropologues de l'INRAP. C'était bien, comme vous avez fait, et la journée sous le soleil à commenter tout ça avec des gens pressés en cohue, ça doit pas être de tout repos. Mais on a été très nombreux aussi à apprécier discrètement votre démarche, votre chantier et votre disponibilité. Rien ne vous y obligeait(?): merci de l'avoir fait!

François Béranger, encore un mort que j'aime bien, c'est à toi:



(photos du 5 juin 2010)

11 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci pour ce reportage si émouvant ...

MamLéa a dit…

Hou la la ! Dadu...
la vie, la mort : vaste débat !

Dire que j'aurais voulu y aller, à cette visite.. mais empêchée ce jour là : on aurait philosophé ensemble.

Perso, je suis assez "traumatisée" par ce que mes ancêtres ont pu vivre à peine efleuré au travers du peu que je sais : de simples actes dans de vieux registres, et même pas de sépulture identifiée !
Les morts de sous chez Berger Levrault, au moins, ils existent, même si ce n'est qu'en os !

Ils vont en faire quoi ?

Pop9 a dit…

Bonne question. Du côté de Dombasle, où on a mis au jour une infime partie de plusieurs cimetières successifs sur un même site, les gens de l'Inrap ont fait un boulot considérable et potentiellement riche en infos historiques. Et puis les crédits n'ont pas suivi et on va reboucher, si ce n'est déjà fait. On se prive de connaissances pour le moins dignes d'intérêt, à portée de main...

Dadu Jones a dit…

Si je me souviens bien, ça va être rebouché. Quelques squelettes seront prélevés. Et voilà. Ce que y'a quand même un gros projet immobilier qui piaffe derrière...

MamLéa a dit…

Le projet conserve au moins la façade de l'ex imprimerie, il me semble ?

MamLéa a dit…

...mais à l'idée que des hommes aux manettes de grosses pelleteuses vont creuser entre les morts, ça me donne des frissons dans le dos : je ne voudrais pas être à leur place, surtout qu'eux, ils ne seront pas responsables !

Dadu Jones a dit…

Oui, la façade est conservée.

Anonyme a dit…

magnifique ton texte. j'étais sur les lieux ce jour là, agacé par les même glands, captivé par les patientes explications de ces gens en bottes. et dans la tête les
mêmes réflexions: chaque squelette était un aïeul virtuel...

Anonyme a dit…

Bonjour,
Je travaille à l'Inrap et j'ai fouillé cette année au cimetière des trois maisons... et bien quand j'aborde une sépulture, je commence toujours par voir son occupant comme un être humain et me pose plein de questions sur lui ou elle, son age, si il ou elle était sympa ou, l'inverse... A ce jour, aucun n'est venu me hanter...

Dadu Jones a dit…

J'ai été un peu vite en besogne, pour le style. Or, le style ne permet pas de préjuger, ou ne devrait pas le permettre, des intentions et de la vie intérieure de ceux qui fouillent.

Merci pour cette nuance.

Cergie a dit…

Eh ben tu fais du Shakespeare comme tu respires.
To be or not to be...

Message du jour : des ailes d'ange...

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